Ajustant le noeud de ma cravate, je la remontai jusqu'à frôler ma pomme d'Adam. Les rayures du lin contrastaient avec le sergé de laine vierge dont mon costume était constitué et l'auburn de mes cheveux longs, noués en une queue de cheval serrée. L'ensemble sombre mettaient en valeur mes yeux colorés. Je les savais intéressants puisque c'étaient souvent aux qui attiraient le regard des autres, arrêtaient le pas, lançaient la conversation.
J'aurai pu en tirer une certaine fierté, mais à défaut, j'aimais en jouer pour me distinguer des autres ou gagner l'attention que je souhaitais.

Après un dernier coup d'oeil, je boutonnais ma veste. Elle avait été taillée sur mesure, comme pour tous les costumes de la famille : la couture était parfaite et la coupe ajustée soulignait ma taille ce qui allongeait un peu plus encore ma silhouette. Une silhouette remarquable, élégante, à laquelle on ne reprocherait rien. Pour autant, un oeil averti s'apercevrait sans mal de ma musculature développée, par la ligne de mes épaules. Toute bonne éducation reçus-je, je restais un combattant après tout.
Cette tenue formelle était d'ailleurs une de mes compositions habituelles, et il était rare de me voir vêtu d'autre chose qu'une chemise... Blanches. Noires. Bordeau parfois. En y songeant, Kaleb était plus extravagant sur ce point.

Satisfait de mon apparence, je consultai une dernière fois mon téléphone.

Un nouveau message.

Il rejoignit le fond de ma poche. J'attrapai mon jeu de couteaux et sortis de mon appartement, bandant mes mains pleines de cals en marchant. Je savais que je reviendrai les phalanges en sang et de nouvelles cicatrices portées en étendard.

J'entrouvis la bouche, non pas pour soupirer, mais pour laisser échapper un nuage de vapeur. Je signalais ainsi ma présence aux autres Blacksuns. Caché derrière le mur d'un immeuble, je me tenais aussi silencieux qu'immobile et devrais le rester pendant une dizaine de minutes encore -le temps que tout le monde se mette en place. Mais je n'étais pas un homme impatient.

Et encore moins imprudent.

Je profitai de ce temps alloué pour garder un oeil sur les environnements : la neige tombait en flocons, obstruant la vision, mais il était encore possible de distinguer les silhouettes. Nos cibles étaient toujours à la terrasse de ce restaurant Yellow et attaquaient leur second plat sans se préoccuper aucunement du froid de l'hiver. C'étaient les seuls clients d'ailleurs. À croire que la soi disant justice des Greens suffisait à réchauffer leur témérité.

À mes côtés, Alban vérifiait les derniers détails : heure d'intervention, historique des cibles, équipement, antécédents. Les informations n'arrêtaient jamais d'affluer, et il était nécessaire de toujours se tenir à jour. Qui sait ? Peut-être que le détail partagé à la dernière minute pouvait faire basculer les négociations et donner l'ascendant...
En cela, je partageais son soin du détail et de l'organisation. Nous avions bien des points en commun : cela expliquait la relative confiance qu'il m'accordait -et que je lui accordais réciproquement. Celle-ci s'était amoindrie toutefois, avec la récente intervention contre Jay et Danny. Alban devenait faible. Qu'il se montrât sans défense et je prendrais sa place.

Soudainement, un cri.

Je pivotai aussitôt vers les cibles qui avaient ouvert le feu vers le second groupe de Blacksuns, en même temps que mon général. Un des types teintait déjà le pavé enneigé de son sang tandis que les autres s'étaient repliés derrière un muret. La bande de cons.
Sans prendre la peine de consulter Alban, je me glissai comme un serpent vers le groupe de Greenlaws : deux paires de couteaux à lancer étaient apparues dans mes mains. Et la seconde suivante, j'en lançai vers le cou du type le plus proche. Il s'effondra, la gorge ouverte comme une bouche. Les autres réagirent aussitôt, faisant feu dans ma direction. Mais je n'avais cessé de me mouvoir et déjà, j'étais arrivé à portée de lame.

▬ Sale chien de Blacksun !

D'une rotation, je lui foutus mon coude dans la figure, lui arrachant un satisfaisant craquement. Le nez ou le menton ? Aucune idée. De toute façon il allait crever et le couteau que je lui plantai entre les deux sourcils m'en assura. Je continuai la danse macabre sans m'arrêter. Ils tombaient, hurlaient, et le décor rougeoyait de leur rage.

▬ Seth. C'est bon.

Je me relevai, laissant un instant mon petit Green étêté et haussai un sourcil. Un des Blacksuns avait posé sa main sur mon épaule.

▬ Seth ! On se casse je te dis ! Allez v...

Il ne put finir sa phrase et s'effrondra par terre. Je repris le couteau qui était resté coincé entre ses vertèbres cérébrales. Une journée comme une autre, un peu plus de morts à Eternally, un peu moins de crétins. C'était rare mais j'irai aux bordels après... ça. J'avais envie d'entre des soupirs, après tous ces cris.

Délaissant le corps fatigué du prostitué, je me relevais dans l'optique de me rhabiller. Il gémit doucement, sans s'éveiller. Une couche de sueur était venue recouvrir mon dos mais un chiffon rapidement passé dessus suffit à me débarrasser du seul témoignage de nos ébats. Pour ce qui était du garçon en revanche, il porterait ma marque quelques jours encore. Qu'il ne s'en plaigne pas. La paye était suffisante pour le peu qu'il m'eut apporté...

La chemise se déposa sur ma peau encore réchauffée, sans un bruit. Aussi loin que je m'en souvienne, je n'avais jamais eu le goût prononcé pour le sexe que les autres semblaient porter au coeur, ni l'enthousiasme pervers pour les jeux sadiques de Kaleb. Cela ne m'amusait simplement pas. Ce n'était qu'un besoin auquel je consentais à répondre, de temps en temps, telle une envie soudaine de bavette de boeuf et d'échalotes.
Et comme un plat qu'on dégustait, l'assiette portait les traces de mon passage. Je pouvais apercevoir quelques morsures sur la nuque frêle du Yellow, le bleu qui était venu fleurir sur sa hanche ou encore l'angle un peu étrange que son bassin empruntait à cet instant. Je fermai le dernier bouton de ma veste. Bah. J'avais fait mon affaire, il était temps de quitter le restaurant.

Le sexe avait les mêmes effets qu'une rixe sur moi. C'était l'occasion de libérer le tempête que je gardais au fond de moi, et que les médicaments ne pouvaient plus m'aider à contenir ; plutôt qu'être surpris, je préférais ainsi prendre les devants. La calmer. La rendre moins spectaculaire. La contrôler...

J'allumai une cigarette, et planté devant le bordel, je levai le nez en l'air. La nuit était d'une obscurité fascinante, bien plus belle ici que dans les villes bondées de la prétendue civilisation -dirigée par des crétins brandissant leur croyance en étendard. À cela j'aimais mieux vivre à Eternally. L'Écosse, elle, ne me manquait nullement.
Ni le reste des Mackay d'ailleurs.

Je soufflai une bouffée de fumée. Ce n'était pas tout à fait juste. J'aurai bien apprécié croiser la route de Kaleb de nouveau. Non que j'eus quelque sentiment pour mon frère, c'était juste une curiosité teintée des vestiges de l'admiration que je lui avais portée. Il avait toujours été mon modèle : le grand frère parfait à l'école, aimé de ses parents, apprécié par ses amis...
De mon côté, on m'avait adopté et au lieu de suivre sagement les traces de mon grand-frère, j'avais décidé de leur présenter un autre petit garçon : Seth, bipolaire. Bien sûr, la médecine fait des merveilles ! Toutefois, il ne s'agit ni de miracles ni de magie -et le souvenir écarlate de quelques pulsions incontrôlées était encore vif.

La nicotine vint chasser cette pensée pour se couvrir d'un songe plus plaisant.

C'était une nuit plus sombre que celle-ci. Plus froide, plus mordante, sans un lampadaire pour rassurer l'esprit. Au loin, la porte d'une voiture se ferme dans un bruit sourd et petit à petit, une silhouette émerge du brouillard. Je tenais mon Beretta, si familier dans ma main. Chargé avec soin. Un coup de feu, un second. Un sourire aussi, esquissé en prononçant : "Oidhche mhath". Puis le déchainement des sirènes, si bruyantes dans la quiétude d'une nuit de meurtre. J'avais rarement été aussi furieux, même en prison.

J'inspirai l'air frais.

Pour Kaleb, j'avais rejoins la mafia locale. Pour lui, j'avais changé de continent, été en prison. Pour ne pas lui faire honte, j'avais appris à sourire, à faire semblant, à devenir avenant. À brider cette tempête qui déchirait mes émotions. Mais il avait quitté ma vie depuis déjà... 25 ans ? Je ris. Je pensais comme une vieille veuve hein ?

Kaleb, t'es un crétin. Et malheureusement, mon frère.

En attendant de te retrouver dans de doux enfer, je tuerai le temps au Pavot Incandescant, m'adonnant à quelque jeu décadent jusqu'à ce que tout se consume.