Je me souviens de ton regard au travers de la clarté des miens. Je me souviens de ta main si fraîche et douce sur ma joue marquée par le temps et les combats quotidiens. Je me souviens de cette aiguille que tu manipulais avec une grâce fascinante, laissant sur ma peau le dessin discret de notre histoire commune : deux pattes de corbeau sautillant de ma pommette au coin de mon oeil gauche, mais également ces quelques lignes traversant nos doigts entrelacés... Et puis tu avais été prise d'une quinte de toux. Et aujourd'hui encore je caresse avec un sourire cette ligne involontaire, qui souligne ma mâchoire déjà bien marquée à cause de mon éternelle barbe de trois jours.

J'aurai aimé fermer les paupières sous ton toucher, une dernière fois.

Et lorsque le temps me rappelle ces jours froids passés au complexe, je resserre les pans de mon manteau autour de mes épaules puisque tu n'es plus là pour le faire ; mais un sourire vient toujours s'esquisser sur mes lèvres sèches de tes baisers. Car malgré ton absence, tu as laissé ton souvenir ci et là pour que jamais je ne puisse douter de notre passé, n'est-ce pas ?
Quand je regarde mes mains, je t'entends me traiter de gorille poilu. Ou de géant des cavernes selon ton inspiration. Puis lorsque mes yeux glissent vers mes jambes, je songe à tes petits sourires plein de malice et de tes ongles frôlant lascivement le contour de mes muscles, avant de remonter doucement... Et à chaque fois, ou presque, je rougissais sous tes assauts comme un adolescent.

Mais au rouge, j'ai préféré le noir et à ton absence, la chaleur trompeuse de vêtements de laine épaisse. Un jour peut-être, lorsque tes tatouages disparaîtront sous les cicatrices toujours plus nombreuses, peut-être alors j'abandonnerai également la lame que tu m'as léguée, avant de la suivre.

Tu me reprochais souvent mes sautes d'humeur, me traitant d'enfant à m'amuser et à m'agacer d'un rien. Aujourd'hui tu serais sans doute fier. Je suis devenu plus calme, je crois. Enfin, j'essaye de répondre à ces promesses non tenues de ton vivant, avec un léger retard comme d'habitude ; la ponctualité n'a jamais été mon fort. Ni la prudence d'ailleurs, ce qui m'avait valu quelques inimitiées et qui te rendait naturellement soucieux.
Mais cela ne faisait que suivre la longue formation du complexe militaire et ce à quoi nous étions destinés : survivre. Il faut croire que je ne suis capable que d'honorer qu'un engagement à la fois...

Même si tu n'es plus là, d'autres se chargent de corriger mes torts tu sais ?

Pas assez maniéré ni poli, trop bourru, trop bruyant... Je n'avais jamais été bien discret et ce n'est pas cette foutue ville qui saura me faire taire si toi-même n'y étais arrivé. Je porte une certaine tristesse, comme tout le monde ici même si d'autres sont moins enclins à la montrer par volonté de se montrer fort et sans failles. De mon côté... je pense que ce chagrin me garde humain. Et rattaché à cet extérieur que nous n'avions jamais vraiment connu.

Un jour...
Un jour, j'irai parcourir ces villes de lumières.
Un jour, je me promènerai le long des fleuves, une glace à la pistache à la main.
Un jour, je montrerai à ton souvenir mon avenir heureux, le sourire aux lèvres et le coeur léger.

Je suis déterminé à sortir de cette maudite ville à laquelle d'autres nous destinait ; et je le ferai, entouré de mes compagnons et non en grimpant sur le cadavre d'autrui. Je t'en fais la promesse.

Mes doigts remontaient lentement le long de tes épaules, pour aller attraper ta nuque si gracile et la tirer en arrière d'un geste aussi ferme que doux. Et aussitôt, n'y tenant plus, je déposais mes lèvres sur ta pomme dévoilée à la clarté froide des lampes grésillantes. J'embrassai chaque parcelle de peau que tu voulais bien laisser à l'affamé que j'étais -jamais je n'aurai pensé te forcer à quoique ce soit de toute manière, tu menais la danse.
D'ailleurs, jamais je n'aurai songé à s'adonner à ces gestes intimes dans l'entrepôt d'armes... Mais il fallait croire que tu possédais l'esprit aventureux qui me faisait défaut. Étais-je trop éreinté par les entrainements aux armes que je dispensais ?

▬ Faisons-vite, mais bruyamment, me soufflas-tu avec un sourire narquois.

Je toussais, gêné et affreusement appréhensif aux conséquences d'une telle action ; nous avions déjà été surpris la semaine dernière par le groupe des seize ans et nous avions dû payer notre salut au prix fort. Je récupérais encore avec peine des nuits passées à cuisiner pour eux. Était-ce plus fatiguant que nos jeux amoureux ? Sans doute pas mais mes cernes étaient devenues aussi sombre que mon uniforme de formateur. Mais comme toujours je suivais tes murmures et bientôt, ces derniers laissèrent place à nos halètements animaux.

▬ Alec.

Je t'avais lâché par surprise avant de me retourner dans le plus simple appareil vers mon supérieur hiérarchique. Ce fut la dernière fois que je voyais ces lampes mourantes. Quelques jours plus tard, avec une terrible migraine battant mes tempes, je me tenais comme un crétin au milieu d'une rue déserte. C'était donc "le test".
Je devais me réjouir d'en avoir soupçonné l'existence, contrairement aux recrues envoyées à l'âge tendre de 18 ans -quatorze années de plus pour se préparer... Et Épine pour me soutenir. Étais-tu présent, non loin, ou t'avait-on injustement tué ? Cette question avait hanté les deux nuits qui avaient suivies avant que je ne parvienne à te retrouver sain et sauf chez les Yellow.

▬ Tu es sûr que c'est une bonne chose ?
▬ Alec, banane. Ne plus nous cacher, ne plus mentir, ne plus suivre les ordres... Ici nous pouvons vivre ! Tu crois que nos mères avaient connu ce même sentiment de liberté, quand elles étaient à l'extérieur ?

Je te pris dans mes bras, fronçant les sourcils face à la maigreur de ton corps ; tu étais naturellement fin quand j'étais un "tas de muscles" -comme tu adorais me le répéter. Mais j'appris plus tard que la privation était monnaie courante à Eternally pour celui qui ne savait négocier ses repas. Ou les voler.

▬ Peut-être. En tous cas ce ciel nous change des néons blancs du complexe.
▬ C'est certain... Ah faire l'amour à la belle étoile ! Tu penses que c'est aussi fantastique que les livres le décrivaient ?
▬ Aucune idée, c'est toi le dealer de livres. Mais nous aurons bien le temps de nous faire un avis, haha.

Le temps manqua, comme toujours dans cette foutue ville et trois jours plus tard, tu mourrais le ventre déchiré par une lame froide. Il y avait ce petit Yellow, un ancien du complexe qui nous avait reconnu et nous avait supplié de l'aider ; il avait dragué un blondinet sans prêter attention à son compagnon. Et ce dernier, par jalousie ou par méfiance sans doute, avait payé un Blacksun pour rectifier le tir définitivement. Bien sûr, tu n'avais pas refusé. Et tu étais allé jusqu'à prendre la lame à sa place...

Aujourd'hui, alors que La Mie se remplit de rires, je me demande quel sourire tu m'aurais retourné sous la lumière joyeuse des LEDs colorées. En attendant de trouver une réponse, je continue de préparer de modestes plats pour que d'autres comme ce Yellow puissent trouver un lieu où se sentir en sécurité. Un chez-soi.

Tu aurais adoré mon velouté de légumes et à la cannelle.