- résumé:
1987 | Canada ▬ Naissance dans une famille stricte
2005 | Canada ▬ Études en lettres modernes (licence obtenue en 2008), vie décadente
2008 | Canada ▬ Abandon du master pour une vie de sugar baby
2010 | Japon ▬ Découverte du shibari
2015 | Japon ▬ Reprise des études, formation en journalisme d'arts
2016 | Japon ▬ Mariage avec Akane (femme) et naissance d'Arisu (fille)
2018 | Japon ▬ Divorce et pratique intensive du kinbaku et formation au shibari
2019 | ??? ▬ Arrivée à Eternally
La sensation de voler.
Perdre tout contact avec le sol et effacer ses repères. Oublier ses pieds, ses mains pour laisser sa conscience se perdre dans un flot de quiétude, immense…
Et j'entrouvre les lèvres dans un appel silencieux que son oreille vient frôler -à l'écoute de ma respiration- avant que la chaleur de ses doigts autour de mes hanches ne réveillent des émotions endormies. Il masse avec douceur ma peau refroidie par l'attente pour la transformer en impatience. Je penche la tête, dodelinant.
Je ne m'entends plus à vrai dire, tant mes sens sont plein de sa présence. Avec une lenteur toute mesurée, il fait glisser la corde de chanvre ; le long de mon bassin et de ma taille, pour remonter sur mon poitrail et chatouiller mes clavicules. La pièce est emplie de notre silence et du chuintement de la corde rugueuse.
C'était comme une drogue.
Il y avait la montée, l'inconfortable adaptation, l'explosion, la divagation pleine d'allégresse et enfin... la descente. Elle était douloureuse. Toujours. Je la vivais même comme une punition, la fin d'un bonheur que je savais pourtant passager. Comme si on me retirait le droit de m'abandonner à lui. Mais c'était l'occasion de prendre conscience pleinement de ma vulnérabilité, si forte qu'elle venait engourdir l'esprit plus que le corps -et quand il me lâchait, enfin, je n'avais qu'une envie.
La frontière entre amour et addiction était fragile, à peine perceptible.
Nous étions intimement liées par la corde, mais nous n'étions pas amants, ni même un couple et encore moins amis. Que sais-je de lui, sinon le sourire poli qu'il me montrait avant de commencer nos séances, sinon le visage froid qu'il me laissait entrevoir quand le mien était maintenu à terre ou penché dans les airs ? L'absence de mots pourtant me liait plus puissamment à lui qu'à ma propre femme.
Unique fils d'une réfugiée de guerre et d'un chrétien dévoué, j'avais grandi pour correspondre aux attentes de mes parents : "
un corps pur, des paroles justes, un esprit sain." Évidemment, je n'ai pas manqué de les écarter, une à une, au fur que je gagnais des poils et de l'âge.
Ça avait commencé par des sorties de plus en tardives, des soirées arrosées chez les amis, puis les boîtes de nuit et les filles de la fac de lettres modernes. Études que j’eus vite délaissées après m’être trouvé une
sugar momma, d’ailleurs, achevant mes parents au passage.
Je sacrifiai donc mon intégrité relationnelle pour une aisance de vie, pour deux années de débauche. Même aujourd’hui, je peine à me souvenir de tout ce qu’il s’est passé. Nous avions goûté à bien des plaisirs, refusé aucune folie, et voyagé surtout.
Un soir alors que nous résidions au Japon, j’étais de sortie comme d’habitude avec ma cohorte d’amis
sugar babies. Mais nous avions décidé, sans doute un peu trop éméchés, de nous laisser tenter par un bar à thème.
Je me souviens d’une salle étroite, toute en longueur, sombre et où une musique grésillait dans les enceintes poussiéreuses. Et à peine éclairée par des lumières d’un rouge presque sanglant, une femme en tenue légère suspendue en l’air… Elle retenait les regards mais le mien s’était porté sur l’artiste.
J’avais trouvé le spectacle magnifique.
De cette rencontre reviennent des souvenirs plus clairs : un intérêt grandissant pour le
shibari puis le
kinbaku, la découverte en tant que pratiquant puis la naissance d’une relation bien étrange, de confiance et d’abandon…
Bien sûr, je ne pus longtemps conjuguer cette passion avec mon train de vie et dus rapidement en reprendre le cours en main. Ma licence obtenue quelques années plus tôt me dégagea une voie vers le journalisme et mon penchant particulier m’inspira ma spécialité : le journalisme en arts. Rien qui ne touchât au conventionnel, évidemment. L’année suivante, je me mariai avec Akane et naquit ma petite et ô combien adorable Arisu.
J’étais donc devenu un adulte : j’avais un travail, une maison, une famille aimante. Mais mon affection pour le
kinbaku reprenait indéniablement le dessus jusqu’à ce que ma femme ne finisse par nommer ce que je n’osais pas. C’était un doute. Une pensée, floue, persistante.
Et peut-être avait-elle raison. Que mon hétérosexualité n’était que le fantôme d’une enfance reniée, détestée. Ou peut-être se trompait-elle en ne pouvant accepter une bisexualité, y préférant le rejet complet ?
Il semblerait que l’on trouve un certain réconfort sinon une complaisance à pouvoir se nommer jusqu’au petit détail qu’est nôtre sexualité. Personnellement… Je trouvais mon bonheur dans le
kinbaku.
Pour Arisu, l’équation était encore plus simple : j’aimais sa mère, sa mère m’aimait et bien nous nous aimions peu importe qu’à côté, j’apprécie le pachinko ou encore me gaver de pizza à l'ananas ou tremper mes frites dans du chocolat, devant des films d’horreur.
Enfin nous divorçâmes et je plongeai tout à fait dans un monde fait de chanvre, de cuir, et de soupirs. Et tout aussi simplement, je me retrouvai à Eternally, deux bons mètres de corde autour des hanches et vêtu dans le plus simple appareil. En hiver.
Je me demande si ma petite Arisu pense que son père est encore parti vadrouiller dans des coins dangereux pour lui revenir et pour qu'elle le soigne à coup de pansements colorés. Qu'il est parti un peu plus loin que d'habitude. Qu'il ferait bien se bouger les fesses avant qu'elle ne devienne bonne à marier.
Mon prénom me parait plus que jamais être de mauvais augure : aurai-je un pêché à expier ?
Déjà deux jours…