Clinc, Clinc, clinc…

Ce qu’il peut haïr ce bruit et la douleur qui accompagnent chacun de ses pas. Qu’il peut bénir pourtant cet instrument de torture qui lui permet de se déplacer sur ses deux jambes. Jambes et non pieds, puisqu'il ne lui reste plus que le droit, le gauche ayant été bouffé par Eternally et les esprits tordus qui gèrent cette expérience. Son membre s'achève à mi-mollet sur un moignon qui sera joli le jour où il aura achevé son adaptation. Pour l’heure, il est rouge et irrité, la chair furieuse d’être comprimée et martyrisée à longueur de journée.

D’autres cicatrices, bien moindre en comparaison, émaillent ses jambes et ses fesses. Ah, il a particulièrement apprécié le passage cul à l’air sur le lit d’hôpital, l’infirmier penché sur son auguste séant pour en retirer tous les éclats de métaux et de béton.  Il se souvient encore avec vivacité de ses mains courant sur lui, traquant chaque écharde dans le bordel de sang et de chair malmenée qu’il était encore voici pas si longtemps que cela. De ses muscles déliés se tendant sous sa peau pâle en jeux d'ombres et de reliefs, alors qu’il serrait les dents pour ne pas hurler, la sueur coulant le long de son front jusqu’à la ligne crispée de ses mâchoires décidées.

Ces cicatrices, ce pied, il ne cherche pas à les dissimuler et n’en tire aucune honte. Elles sont la preuve tangible qu’il a survécu à ces connards qui s’amusent à leurs dépens et cette douleur omniprésente lui rappelle à chaque instant qu’il est vivant.

Bientôt quatre mois plus tard, bancal sur cette jambe qu’il apprivoise encore, mais trop fier pour s’aider d’une canne, il a troqué les fringues de marque qu’il se payait autrefois pour des jeans et pulls qui font le boulot. Il a également arrêté de se couper les cheveux, qui lui arrivent désormais aux épaules et qu’il se plait à orner de ficelles et d’élastiques colorés quand il en trouve. Après tout, pourquoi pas ? Cette touche d’originalité tranche avec son regard acéré et scrutateur, avec cette absence de sourire et cette gueule trop sérieuse, mais en toute franchise, il s’en branle.

Ceux qui ne sont pas contents, il les envoie chier d’une voix profonde et chaude dont les intonations chantantes trahissent ses origines latines.

Arthur est un Grand Humaniste.

Il adore l’Homme, sa magnifique biologie, ce trésor d’ingénierie du Vivant.  

Et ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était cette sensation de toute-puissance qu’il éprouvait lorsqu’un de ces chefs-d’œuvre bousillés par les aléas du sort ou la connerie des autres se retrouvait dans son bloc.

Sans doute pas la définition majoritaire, sans doute pas ce qui est attendu d’un foutu médecin, mais c’est suffisant pour pousser l’arrogant et individualiste chirurgien à prendre soin des bestioles cassées qui viennent le voir pour se faire rafistoler. Parce qu’empathie, compassion ou amour de l’homme pour qui il est… faut pas déconner. Il ne verse pas dans le sentimentalisme et laisse ça aux vétos qui pleurent les chiots qu’ils doivent euthanasier. Lui reste détaché et précis en toute circonstance et ces mêmes qualités auraient pu faire de lui un des plus grands noms de la traumatologie, s’il était resté en liberté.

La panique ? Il ne connait pas. Du moins, pas en condition d’urgence et de stress. Plus la situation est merdique, plus il reste calme et composé.

C’est beaucoup plus compliqué au quotidien, lorsque son esprit n’est pas anesthésié par l’adrénaline. Les petites choses de la vie lui semblent parfois insurmontables – comme la cuisine et le ménage, il se cherche un aide de maison, des intéressés ? –  et certains jours, lorsque son moignon est de mauvais poil et mal luné, tout est juste trop et le simple fait de devoir se lever le décourage.

Stress post-traumatique ? Dépression ? Possible, mais hors de question. Il fait un doigt d’honneur à ces tourments qu’il laisse aux autres. Ces jours-là, il se jette à corps perdu sur ses plans pour se libérer de cette cage.

Parce que s'il y a bien une chose qu'il ne fait jamais, c'est baisser les bras...
Aux faibles, son plus grand mépris.

Avant Eter, c’était avant. Aussi simple que cela. Arthur n’en parle jamais, hausse les épaules et passe son chemin lorsque la curiosité se fait trop pressante.

Depuis Eter ? Ça, c’est une autre affaire. Il s’en branle et raconte aisément son histoire. Après tout… tout se sait, tout est su, par la grâce de ce foutu mouchard de Schrödinger qui l’espionne à longueur de temps. Ce foutu mouchard qu’il n’oublie jamais et qui influence chacune de ses actions ici.

Oh, au départ, il n’y a pas cru. Il a même arqué un sourcil ironique face à la familiarité du gros con qui avait osé le capturer et s’était dit que c’était une très belle blague. Les pièges ? Un moyen de garder les andouilles sous contrôle. Les murs « infranchissables » ? Ah ! Rien n’est infranchissable en ce bas monde, suffit d’y mettre un peu de bonne volonté. Non, il n’y a pas cru. Ni à la présence d’une puce, puisque sa seule blessure était cette fameuse bosse. Alors à moins qu’ils ne se soient amusés à la lui injecter dans le cul, leur chimère, il s’estimait en présence d’une belle fable pour paranoïaques.

Estimait.

Le souci, lorsqu’on est un de ces sceptiques qui refusent ne serait-ce que d’allouer le bénéfice du toute à une menace rédigée aussi familièrement… c’est que Miss Réalité finit un jour par frapper un grand coup pour vous obliger à la prendre en compte, un minimum. Arthur, lui, en bon Roi des Sceptiques, a été rattrapé dès sa première journée sur place.

« Va chez les jaunes », ordonnait cette foutue carte fournie avec le petit kit de débutant en zone hostile. Fatalement, il a pris la tangente et a choisi d’explorer en solo sa grande cage à hamster, jusqu’à ce que les fameux « pièges » lui explosent littéralement à la gueule. Il a eu de la chance d’avoir été chirurgien traumato dans une autre existence. Il en a eu davantage d’être rapidement trouvé grâce au bordel des explosions et ramené à l'hôpital.

Nouvelle – mauvaise – découverte, les moyens d’ici ne sont pas les moyens de là-bas. Lui qui savait que son pied aurait pu être sauvé  avec une technologie de leur temps fut contraint de tirer une croix dessus et de superviser sa propre amputation sous anesthésie locale. D’une part pour surveiller que ces branques – selon lui – ne flinguaient pas le boulot, de l’autre… qui voudrait perdre conscience dans cet environnement créé par des timbrés ? Pas lui.

De son passage à l’hôpital, d’une durée de sept jours à cause des complications post-op dues à ce matériel digne de l’époque de Néandertal, il n’en garde qu’une certitude : plus jamais il ne se ferait avoir deux fois par ce système. Les murs ? Peut-être infranchissables, à vérifier. Les équipes de ravitaillement soi-disant hors d’atteinte ? Aussi.

Quant à la puce… Ah, la puce. Dès qu’il mettra la main sur un cadavre, il aura une petite dissection privée avec lui… En attendant, il agit et parle comme s’il était bel et bien H24 sous surveillance, pour que feu son pied ne soit pas décédé en vain.

Vingt-et-un jours. Vingt-et-un putain de jours à endurer que son moignon soit suffisamment stable pour retirer les fils et tenter un premier appareillage, de passer à la case rééducation. Un temps qu’il mît à profit pour se poser à Eternally dans un petit appart’, se faire de premiers contacts chez les jaunes, dont un forgeron à même de lui fabriquer une prothèse assez légère et résistante pour ne pas l’encombrer.

Trois mois ont passé depuis. Bientôt quatre qu’il est un hamster dans cette cage, quatre de trop.

Arthur referme ses doigts sur le fin scalpel forgé par l’homme à qui il doit d’avoir recouvré une partie de sa mobilité et en caresse le fil acéré. Un frisson de douleur, une note carmine, qu’il fait disparaître de sa langue.

Il est temps.