Entretenu physiquement, à défaut de bien entretenu. Il n’avait pas le pas gracieux, les semelles renforcées claquant lourdement sur le sol. Non, ce n’était pas la démarche d’un homme tout-puissant qui venait conquérir ces rues ; c’était la démarche d’un homme habitué à devoir s’imposer par la force de son caractère.

Queue de rat à défaut de cheval vu la longueur de ses cheveux noirs et ondulés lui arrivant à peine aux épaules, il détaillait rapidement autour de lui d’un œil habitué à scruter le moindre détail de son environnement. Epaules carrées légèrement voûtées vers l’avant, une main dans la poche de son jeans, l’autre tenant son sac négligemment jeté par-dessus son épaule et le perfecto ouvert sur son t-shirt blanc.

Ce que cachait ses fringues ? Des muscles joliment dessinés, sans excès. Une peau à peine dorée, non sans histoire. Cette cicatrice à son flanc ? Bonne question : elle resterait sans réponse. Tout comme ces vieilles brûlures de cigarettes, à sa cuisse droite ou sur ses bras. Il semblait pratiquer un sport, peut-être de la musculation. Preuve en étaient ses mains ? Caleuses. Un corps solide, une mâchoire qui l’était, volontaire, surmontée de lèvres bien dessinées et d’un nez tout aussi droit. Droit. Droit comme son regard, à défaut de son port. Un regard trop vert, trop doré, trop brun, trop de tout, surmonté par des sourcils sombres et fréquemment froncés, juste dur et impitoyable, qui ne laissait rien des tumultes de son esprit passer. Le voilà, l’animal.

Trop ivre ou défoncé, un type arrivait vers lui en titubant, le sourire faisant trois fois le tour de sa tête. Mickael le repoussa d’un geste brusque, sans pitié.

- Dégage.

Belle voix de baryton, malheureusement sèche et venimeuse.

Sa mère lui avait toujours dit qu’il était un bon garçon, toujours prompt à l’aider, à prendre soin d’elle. Il était mature, pour son âge, et sage. Peut-être avait-elle raison.

Son père lui avait toujours dit qu’il était un bon-à-rien, rien qu’un petit merdeux juste bon à brailler et à bouffer sa thune. Peut-être avait-il raison.

Son amie d’enfance le remerciait toujours d’être là pour elle, de la soutenir envers et contre tout, prêt à la défendre ou la sortir de ses emmerdes. Il était un ami loyal, sur qui elle pouvait compter à chaque instant. Peut-être avait-elle raison. C’était ce que l’un de ses autres amis lui avait toujours dit aussi. Avant de lui jeter ce regard accusateur lorsqu’il s’était pris des coups de poignard dans le ventre.

Et la racaille du quartier disait qu’il cherchait la mort avec sa trop grande gueule. Pourtant, ils avaient détalé en courant lorsqu’il en avait étalé deux par terre, le laissant mourant sur le bitume. Mais peut-être qu’ils n’avaient pas tort.

Il avait été choisi et il savait ce qui se présenterait à lui…

Conneries. Non, il ne savait pas pourquoi il avait été choisi. Un gosse originaire de Memphis avec une histoire tellement banale qu’elle ne mériterait même pas de sortir dans les faits divers. Memphis. Berceau de grandes organisations de spectacles, connu pour les débuts de Presley ou B. B. King. Memphis, là où les cartes postales ne reflétaient pas sa réalité. Memphis, quatrième ville la plus dangereuse des USA.

Fils unique d’une femme métissée américaine et chinoise, d’un père alcoolique et violent, il ne s’était jamais illustré plus que ça dans son quartier où chaque maison faisait entendre ses cris chaque soir. Il allait à l’école, rentrait pour aider sa mère et se faire tabasser par son père. Juste du grand classique. Et pourtant, en dépits de ses origines modestes, il était combatif.

Gamin déjà se démerdait-il du mieux qu’il pouvait pour réussir à l’école. Malgré toutes les embrouilles que des gosses de ce genre de quartier pouvaient avoir, malgré le manque de foi des enseignants et les airs de prison délabrée de son institution, oui, il se démerdait. C’était l’espoir présent mais caché de pouvoir sortir de cette misère. C’était l’espoir secret de pouvoir emporter sa mère loin de cet ivrogne qu’il appelait mentalement « géniteur » à défaut de « père » pour pouvoir lui offrir la vie qu’elle méritait. Comme tous les garçons, les mamans étaient précieuses.

Car peu importe à quel point les cigarettes pouvaient faire mal, les coups laisser des bleus, il n’y avait que les sourires de sa mère qui comptaient, cette voix douce lorsqu’elle l’appelait 我的月亮 (Ma lune). Il n’y avait que ça qui comptait.

Puis il y avait eu Sarah et Tom. Ces deux-là étaient les deux faces d’une même pièce, jumeaux et pourtant tellement différents. Tom, c’était la douceur incarnée, garçon timide et peu sûr de lui là où sa sœur était affirmée et entière. Il ne savait pas exactement pourquoi est-ce qu’il avait fini par traîner avec eux, à les accepter dans son cercle proche. A les considérer comme ses amis. Des vrais. Ils se connaissaient pourtant depuis longtemps, ayant été dans la même classe depuis toujours. Ce n’était qu’une bagarre de cours de récré, que des ados jouant les caïds qui n’avaient pas aimé son regard. Comme toujours. Alors pourquoi Sarah s’était-elle jetée dans la mêlée pour l’aider, alors que tout le monde évitait soigneusement le coin ou faisait comme si de rien n’était ? Pire encore, pour la première fois, Tom avait pris part à la baston. Autant dire qu’en le voyant courir avec sa batte de baseball, jetant des coups de droite et de gauche, leurs opposants avaient été tellement surpris que Sarah et lui avaient pu fuir.

Ils en avaient ri. Ils en avaient tellement ri, après. Et ils étaient restés ensembles, tous les trois, envers et contre tout. Les années passaient, les problèmes de la réalité effaçaient les dernières miettes de leur innocence déjà mise à mal par leur vie, et pourtant cette amitié qui les liait restait. Qu’est-ce qu’ils n’avaient pas fait ensembles ? Rien, certainement. Qu’est-ce qu’ils avaient fait ensembles ? Tout.

Alors qu’est-ce qui avait déraillé ? Quand avait-il tout fait foirer ? Après avoir couché avec Sarah ? Ou quand il avait accepté de coucher avec Tom ? Était-ce à cause de cette énième dispute au diner ? Celle de trop ? Celle où Tom, trop arrogant, trop désespéré, trop loin de ce garçon timide et réservé d’autrefois, avait fini par péter les plombs ? Celle où il lui avait asséné, à la face du monde, à quel point il l’aimait, à quel point il avait tout fait pour être dans une situation qui lui permettrait de subvenir à ses moindres besoins, à ses moindres désirs ? Celle où il avait placé une ultime cible sur sa tête alors qu’il était déjà dans le collimateur de certains gangs pour leur avoir causé des problèmes ?

Mickael avait beau être malin, résiliant, s’adaptant et analysant rapidement chaque situation, pratiquant la boxe, la musculation, rôdé aux combats de rue fourbes et sans honneur, il n’avait rien pu faire. Il n’avait rien pu faire quand Sarah avait été kidnappée. Il n’avait rien pu faire si ce n’est retourner chaque baraque, tabasser ceux qu’il pensait coupable, avant de la retrouver quelques heures plus tard. Il n’avait rien pu faire quand sa maison s’était fait incendier en représailles, ses parents déjà morts, sauvé par le fait qu’il travaillait ce soir-là.

Et il n’avait rien pu faire si ce n’est se rendre lorsque Tom avait été kidnappé à son tour. Peu importe à quel point il pouvait être bon, vraiment, il n’avait juste pas pu faire face à cinq hommes à lui seul.

Alors pourquoi avait-il été choisi pour finir ici ? Peut-être parce qu’en dépit de son histoire plus que banale, il n’avait jamais ployé, n’avait jamais baissé la tête. Peut-être parce qu’en dépit de son manque d’instruction, de moyens, il avait été capable de retrouver Sarah, laissant derrière lui un chemin pavé de sang. Peut-être parce qu’en dépit de son infériorité numérique, il avait réussi à en envoyer deux par terre avant de devoir plier le genou. Avant de regarder Tom mourir sous ses yeux tandis que les sirènes de police se faisaient enfin entendre.

Pourquoi avait-il fini à Eternally ? Parce que tout ça n’était qu’une mauvaise blague.